Réagir face au danger turc

TRIBUNE LIBRE N°95 / novembre 2020

Par Savvas Kalenteridis [1]

Dans quelques jours aura lieu un sommet de l’Union européenne au cours duquel la question de la Turquie sera discutée afin de décider si des sanctions doivent être imposées à Ankara.

Le danger turc n’est pas nouveau. Mais l’erreur qui a été commise par la Grèce et Chypre est que nos deux pays ont cherché à y faire face seuls, sans mettre la question à l’ordre du jour de l’agenda de l’Union européenne, alors même que la Turquie représente pour notre continent une menace de premier ordre.

Athènes et Nicosie attendent désormais de leurs partenaires de l’UE qu’ils les appuient face à Ankara et cessent d’exiger d’eux, sans contrepartie, leur soutien pour des questions diplomatiques qui les concernent. Cette absence de solidarité réciproque affaiblit de facto leur position face à la Turquie.

La Grèce et Chypre, par leur connaissance des Turcs et leur expérience des confrontations avec eux, peuvent apporter beaucoup afin de permettre la prise de conscience du danger turc par l’Europe. Nous livrons ci-dessous quelques éléments essentiels de la stratégie turque destinée à déstabiliser l’UE.

1. Coopération avec les organisations terroristes islamistes

La Turquie s’est fait une spécialité de la coopération avec les organisations djihadistes qui œuvrent contre l’Occident.

– Premièrement, elle coopère depuis des années – et continue de le faire – avec les terroristes de l’État islamique, dont les dirigeants étaient basés en Turquie et ont collaboré avec la famille Erdogan dans le trafic et la vente de pétrole extrait des puits de pétrole syriens. La Russie a soumis un dossier particulièrement documenté sur ce sujet à l’ONU.

– Deuxièmement, Ankara coopère, forme et équipe des groupes terroristes islamistes, qu’elle utilise ensuite contre les Kurdes en Syrie, afin de procéder à leur expulsion des régions qu’ils occupent dans le nord de ce pays (Afrin, Al Bab, Gire Spi et Sere Kaniye), se livrant à un véritable nettoyage ethnique.

– Troisièmement, elle coopère, forme et équipe des groupes terroristes islamistes dans la région d’Idlib qu’elle occupe, ses troupes travaillant ouvertement avec ces groupes, notamment le Front al-Nosra, une branche d’Al-Qaïda, dont les camps sont situés à quelques kilomètres de la frontière turque dans le gouvernorat d’Idlib.

– Quatrièmement, elle coopère, forme, équipe et transporte des groupes terroristes islamistes en Libye, où elle les utilise pour établir un régime islamique sous contrôle turc dans ce pays. Cette question concerne directement l’UE car la Turquie joue le même jeu bien connu de trafic illégal de migrants musulmans vers l’Europe, dans le but d’augmenter le nombre et l’importance des communautés musulmanes sur le continent, pour en prendre à terme le contrôle.

– Cinquièmement, elle coopère, forme, équipe et transporte des groupes terroristes islamistes en Azerbaïdjan qui ont participé à la guerre du Haut-Karabakh et les a ensuite installés dans les territoires conquis, dans le but de modifier leur démographie et de procéder au nettoyage ethnique de la population chrétienne.

À l’occasion des récents attentats terroristes islamistes dans les pays de l’UE, il a été possible d’observer, qu’à défaut de pouvoir les applaudir, la Turquie s’est empressée de les justifier.

2. Trafic illégal organisé de musulmans étrangers

La participation des services de l’État turc dans le trafic illégal d’étrangers, en grande majorité de religion musulmane, vers la Grèce et Chypre, dans le but de changer la démographie de ces deux États, mais aussi celle des pays de l’Union européenne, est bien connue de tous et en particulier de FRONTEX. Les étrangers qui entrent illégalement en Grèce ont pour objectif de se rendre dans d’autres pays européens, d’y profiter des aides sociales et des allocations de l’État providence afin de satisfaire la clause du Coran qui leur demande de répandre l’Islam dans le monde entier.

Le gouvernement grec peut préparer et livrer aux pays de l’UE un dossier avec des faits et documents choquants, prouvant l’implication de l’État turc dans cette immigration et la coopération des services turcs avec les bandes de passeurs.

3. Action des organisations paraétatiques turques dans les pays de l’UE

La Grèce détient des preuves des activités des organisations paraétatiques turques dans les pays de l’UE, où elles sont impliquées dans le trafic de drogue et le terrorisme, que cela soit contre les Kurdes, les Alevis, les Arméniens ou les opposants au régime d’Erdogan.

4. Violation des droits de l’homme

La Turquie étant un pays candidat à l’adhésion à l’Union européenne, elle est tenue de se conformer aux critères de Copenhague ainsi qu’aux normes des droits de l’homme qui s’appliquent en Europe.

Il est inconcevable que l’UE ferme les yeux sur les violations répétées des droits de l’homme ayant lieu en Turquie, sur l’arrestation de journalistes, d’avocats, de médecins, de citoyens ordinaires, simplement parce qu’ils contestent le régime d’Erdogan.

Le dossier sur cette question, qui sera soumis aux États de l’UE à l’occasion du prochain Sommet, sera particulièrement volumineux.

5. Génocide politique des Kurdes

Pour terminer, il est essentiel d’évoquer la question de la persécution des Kurdes, car il s’agit peut-être du seul cas au monde où un État qui revendique avec arrogance l’égalité politique pour une minorité de 180 000 personnes à Chypre – soit 18% de la population de l’île -, ne reconnaît pas les mêmes droits à une autre minorité, celle-là de 20 millions de personnes, et la prive même de ses droits fondamentaux.

La Turquie refuse aux Kurdes jusqu’au droit à l’éducation dans leur langue maternelle, alors qu’ils vivent depuis des milliers d’années dans la région, tandis que les Turcs n’y sont que des envahisseurs arrivés postérieurement.

Il faut rappeler que le gouvernement turc, auquel Abdullah Ocalan fut remis à Nairobi en 1999, avait promis aux États-Unis qu’il permettrait aux Kurdes d’exercer des activités politiques et de s’exprimer. Mais Ankara n’a pas tenu parole : ces dernières années, l’État turc a arrêté et emprisonné les dirigeants du Parti démocratique des peuples (HDP), des dizaines de députés et des maires élus avec près de 80% des suffrages, qu’il a remplacé par des commissaires d’État. Il a également arrêté et emprisonné des milliers de politiciens du HDP et les membres d’organisations de masse représentant le peuple kurde.

Cette tragédie du nettoyage ethnique des Kurdes par Ankara doit cesser. Parce qu’ils n’ont pas leur propre État pour dénoncer les massacres et les violations de leurs droits, nous ne les laisserons pas seuls sous le joug des Turcs. Que les États-Unis, la Russie et l’Union européenne prennent leurs responsabilités et cessent de jouer à des jeux politiques sur le dos d’un peuple de 40 millions d’âmes.

*

Il est aujourd’hui essentiel que les dirigeants et les diplomates européens comprennent que le problème de la Turquie islamiste expansionniste d’Erdogan n’est pas seulement celui de la Grèce, de Chypre ou de l’Arménie, mais celui de l’UE. Il convient donc qu’ils se mettent en ordre de bataille à l’occasion du prochain sommet.

Jusque-là, ni Athènes ni Nicosie n’ont été entendus. Nos deux pays n’ont bénéficié ni de la compréhension ni du soutien des États membres de l’UE qui ont longtemps considéré que la « question turque » ne les concernaient pas. Heureusement – ou malheureusement – les événements internationaux survenus au cours de l’année 2020 viennent démontrer le contraire.

Il est temps que les choses changent…

Source : Centre Français de Recherche sur le Renseignement


[1] Ancien colonel (armée de terre) du renseignement grec ayant servi six ans en Turquie, aujourd’hui consultant en géopolitique pour les médias grecs et éditorialiste pour la presse écrite. Il est l’auteur de La reddition d’Abdullah Ocalan (2007) et co-auteur de MIT : Les services secrets turcs (à paraître en 2021).